Depuis 2012, les recherches de François Lancien-Guilberteau communiquent et s’entremêlent, sans pour autant s’ancrer dans une logique systématique de réexploitation des oeuvres. Certaines thématiques, plutôt que des objets à proprement parler, traversent le travail de manière fluctuante, voguent au sein des projets tout en se renouvelant sans cesse.
De l’image de l’empreinte d’une main présente dans la grotte Chauvet, glanée sur Internet, il y eut le hasard de la découverte d’une image de vêtement, réemployée par l’industrie de la mode, et plus précisément par le label américain Rodarte. Pour la collection hiver 2012/2013, il crée ainsi une robe inspirée de l’Australie coloniale des années 1920 et de l’art aborigène. La robe, critiquée sur la question de la réappropriation culturelle, est en effet maculée d’empreintes de main soufflées au pigment brut. Partant de cette correspondance entre les deux images, cette main devint le prétexte à une certaine archéologie de la recherche dans le travail de François Lancien-Guilberteau. Découpée au laser et collée à la surface de cadres noirs pour l’exposition Intentional Stance, ou sérigraphiée sur les emballages en cartons de ces mêmes cadres pour Profonde Surface, le motif, l’image ou le modèle portant la robe fut tour à tour isolé, modifié, ou détourné. C’est cette pratique du détournement et de la sédimentation des informations qui est en jeu dans les travaux de l’artiste. Un changement de point de vue, d’orientation du regard, plus ou moins prégnant selon les projets.
Il mena ensuite le projet autour de la figure emblématique de la commissaire d’exposition. On assista ici à une dissection de ses aspects physiques, pour glisser métaphoriquement vers une réflexion sur la relation entre les artistes et ceux qui les “curatent” – ceux qui les soignent… et par là aussi d’aborder les questions des flux d’autorité, de l’ambiguïté, l’absurdité parfois, des relations sous tendues par un système artistique qui ne se passe plus de « commissariat » (terme d’ailleurs éminemment autoritaire). D’abord, l’artiste engagea un photographe professionnel afin de réaliser à la chambre une image rapprochée du dos de la commissaire d’exposition, maculé non pas d’empreintes de main, mais de tâches de rousseur. Le résultat fut un poster en noir et blanc faisant plus penser à un paysage désertique qu’à de la peau, et montré dans l’exposition collective Les Détectives sauvages. Le titre renseigne néanmoins, avec une pointe d’humour, le sujet : “Peau de commissaire d’exposition” engage déjà François Lancien-Guilberteau sur le terrain de l’instrumentalisation : les rapports de pouvoir sont ici inversés, la commissaire désoeuvrée, étant aussi la “condition sine qui non à l’existence de l’oeuvre”.
Dévoilées, les tâches de rousseur furent par la suite recouvertes pour le projet Portrait de la commissaire d’exposition en Geisha ; en octobre 2012, l’artiste orchestra une performance durant laquelle une maquilleuse effectua sur la commissaire d’exposition un maquillage inspiré de celui traditionnellement porté par les geishas. Un photographe fut engagé pour documenter le déroulement de la séance de travail, durant deux heures environ. Les images issues de la performance constituèrent le matériau de l’artiste pour la réalisation des œuvres de l’exposition.
A l’entrée de celle-ci, centré, ledit portrait de la commissaire en cours de maquillage. Le visage blanc et l’expression en mouvement (les yeux ne regardent pas l’objectif, la main de la maquilleuse travaille) rendent cette image particulièrement étrange, et presque effrayante. Les autres images sont des zooms très resserrés sur les images, faisant ressembler chaque zone sélectionnée à des surfaces lunaires, tout en dévoilant aussi les moindres aspérités de la peau. Dans ces images abstraites étaient contenus tous les états de la production de l’oeuvre mais gardaient aussi une pudeur, une élégance, et, surtout, une primauté donnée à la qualité de l’image et sa mise en espace.
Les questions que le duo artiste-commissaire tentèrent d’aborder touchaient à la place, la légitimité, d’une commissaire d’exposition face à un artiste, aux circonstances de production et de travail que de telles associations impliquent, au partage des pouvoirs de chacun, en termes scientifiques, créatifs autant que parfois en termes de sexes (l’homme artiste, génie créatif, la femme commissaire – secrétaire rationnelle).
Ces questions furent par la suite atténuées – presque évacuées – grâce à la représentation des images en tant qu’objets esthétiques gravés dans le parcours de l’artiste, et non plus comme sujet de réflexion hic et nunc, intrinsèquement lié au contexte de production de l’exposition et à la temporalité qu’elle impliquait (le maquillage, la séance photographique, le travail des images, l’accrochage). Les problématiques d’autorité indispensables au projet originel firent place à une appréhension plus sensible et esthétique des images elles-mêmes.
En janvier 2014 eut lieu à l’espace d’art contemporain Tripode et à l’école d’art du Choletais (Rezé et Cholet) une double exposition personnelle de l’artiste. Il me parut envisager pour le projet Ce que je crus voir cette nuit là sous l’ironique lune jaune l’espace d’exposition comme une suite de narrations obscures, où chaque oeuvre venait résonner avec l’autre pour former dans l’imaginaire un système onirique relativement complexe. L’espace d’exposition Tripode se situe dans un bâtiment dessiné par Massimiliano Fuksas. Entièrement noir, il plonge d’emblée le visiteur dans un état d’engourdissement, de cloisonnement. On s’imagine aussi le schéma du regard du spectateur dans cet endroit tout en longueur, que l’on peut parcourir visuellement en une ligne droite, rigide. Sorte d’intérieur de vaisseau spatial, on imagine d’emblée l’exposition comme une sorte de science fiction dont le pendant blanc et lumineux prendra place à l’école d’art du Choletais. Les références à l’astre lunaire se retrouveront d’ailleurs aussi bien dans le titre que dans plusieurs œuvres de l’exposition.
A Tripode, le regardeur aura tout d’abord à franchir la “porte palière” de l’appartement de l’artiste en la contournant. Peinte par Corentin Canesson, elle fait figure d’objet de médiation autant que de support d’information, et, bien entendu, contient toute la dimension psychologique du geste de déplacement de sa porte d’entrée, seuil de l’espace intime, dans le lieu public qu’est l’espace d’exposition. La photographie de la porte fut également placée au sein de magazines spécialisés faisant office de publicité de l’exposition. Elle fit aussi le pont entre les deux topographies de l’exposition.
A gauche de l’espace Tripode, trois cimaises furent installées et peintes en vert “Glyptothèque”, une couleur conçue par Julien Monnerie. Elles soutiennent de très belles images de pierres à aiguiser scannées et encadrées. Le vert de la cimaise contrastait élégamment avec les nuances de gris de la pierre, et on a là un élément minéral issu des traditions d’aiguisage de couteau japonais qui intéressent l’artiste tant dans son esthétique que dans son ancrage rituel.
Dans le fond de l’espace, à droite, neuf images issues de la performance avec la commissaire d’exposition sont suspendues en ligne droite (dont le visuel de l’exposition Portrait de la commissaire d’exposition en geisha). Les yeux ne regardent jamais dans la même direction, et ces grands portraits donnent l’impression de clones qui dialogueraient les uns avec les autres. Un jeu graphique très intéressant se met aussi en place entre les motifs du pinceau de la maquilleuse, les formes très nettes de la peinture blanche sur la peau, et les mains coupées par le cadre de l’image. Là encore, la précision de la composition est remarquable.
Au milieu de l’espace, un dernier élément conclut la visite : une vitrine contient une pochette de l’album du musicien Brian Eno, Appolo: Atmospheres and Soundtracks appartenant à l’artiste. Le visuel du vinyle, une surface lunaire, fait tout de suite écho aux gros plans de peau maquillée en blanc. L’artiste décide d’exploiter de nouveau les corrélations entretenues entre ces deux entités en maquillant son propre dos afin de réaliser une pochette alternative de l’album, produite par l’espace Tripode lui-même. Dans la vitrine, néanmoins, ne sera pas visible la pochette de l’album terminée mais uniquement la planche contact des tirages originaux. Les deux objets se côtoient simplement laissant ouverte la perspective de la poursuite de ces réflexions dans l’avenir.
Plus récemment, il fut invité par le parc St Léger du domaine de Pougues-Les-Eaux pour une exposition collective. Ce fut pour François Lancien-Guilberteau l’occasion d’aborder de manière plus assumée un projet déclenché par un autre concours de circonstances : il avait durant sa résidence au Parc Saint Léger exploré différents aspects du trench-coat dans ses symboliques historiques et sociales. Apparat sous-tendant l’autorité (dans l’armée par exemple), il est à la fois un vêtement servant à se fondre dans une foule, un uniforme permettant l’anonymat le plus total (la pièce de la garde robe passe partout, universelle). Le trench-coat a également d’ambivalent le rapport au corps : long manteau, il dissimule, mais est également associé dans l’imaginaire collectif à la perversité de l’exhibitionniste. Ces aspects contradictoires et symboliques intéressent l’artiste car encore une fois un seul objet comporte en lui même une symbolique complexe et puissante.
Il fit ainsi réaliser une doublure pour un manteau Burberry, figurant un autoportrait de l’artiste dessiné à partir d’une photo de lui vu de dos. Cet élément contient en lui même sa conception : ready-made « assisté », l’intervention de l’artiste contribue à l’inscrire dans le champs des œuvres d’art dites « originales ». A la fois performatif (on porte le manteau) et oeuvre sculpturale, il impose son propre commentaire.
Ce projet trouva sa poursuite dans l’exposition La Vie domestique : il fit porter un trench du créateur Yohji Yamamoto à Nicolas Chardon, artiste peintre, pour une séance de photographies montrées dans l’exposition. Les plans des photos très resserrés font apparaître, comme pour la performance de la « geisha », uniquement des détails très cadrés du modèle et du vêtement. L’autorité mise en jeu dans ces images relevait néanmoins beaucoup plus d’une affirmation masculine de celle-ci : le cuir noir et très dense, la carrure massive du modèle, son expression neutre et masculine, la rigueur de l’accrochage, tous ces éléments font ressortir une impression puissante beaucoup plus exacerbée de la l’opposition sexuelle qui peut exister entre homme et femme. Dans cette série d’images, l’artiste questionne en filigrane les rapports de domination masculine dans les sociétés occidentales.
Mais, paradoxalement, pour souligner ces relations complexes, l’artiste fait appel de manière récurrente à des éléments issus des cultures orientales : la figure de la Geisha – femme possédant une grande érudition devant se soumettre totalement -, la technique de l’aiguisage du couteau japonais en s’intéressant au support (la pierre) et au processus plutôt qu’au résultat (le couteau),la mode, et la rigueur des lignes des vêtement du créateur Yohji Yamamoto, accentuée par les photographies très mises en scène.
L’attrait pour les cultures orientales semble résider dans les domaines auxquels l’artiste s’intéresse : pouvoir, rigueur, autorité, sexualité, des sortes de niches, permettant des refuges narratifs aux œuvres. Elles semblent aussi offrir à l’artiste un contenu à exploiter, une possibilité de déterritorialisation de ses travaux, ainsi que l’exploration de différents champs symboliques de l’ailleurs, autorisant enfin une poétique large autant pour le public que pour lui-même. Le langage, enfin, a son importance : il est toujours articulé avec les images. Symbolique, littéraire, ou plus direct, il est toujours exploité justement pour chacune des œuvres. La pierre à aiguiser montrée dans l’exposition La Vie domestique en témoigne : collée au mur, son titre résonne autant comme un poème que comme le mode d’emploi des pierres
Alignant le fil d’un couteau dans l’axe de son manche
Les particules de fer libérées par la lame
Forment le Delta d’un fleuve imaginaire
Lorsqu’elles se déposent sur la surface humide de la pierre à aiguiser
Ce titre semble rassembler ce qui attire l’artiste vers cette partie du monde, qui n’hésite jamais à mélanger le beau et le rationnel, l’émouvant et le pratique.
Résulte de ces recherches et des ces projets une attitude critique, un travail plastique, esthétique et environnemental hautement maîtrisé, ainsi qu’une poétique des idées laissé libre de tout commentaire. Sans chercher à imposer la lecture de ses oeuvres, il témoigne d’une maturité et d’une constance harmonieuse qui ne cesse jusqu’ici d’évoluer.
Maëla Bescond
Décembre 2014